Philippe Pecastaing

Mars 2019

« La vie dans ce qu’elle a de meilleur, est un processus d’écoulement, de changement où rien n’est fixe. Les individus n’évoluent pas à partir d’un point fixe homéostatique vers un nouveau point fixe. Au contraire, le continuum le plus significatif se développe à partir d’un point fixe vers le changement, à partir d’une structure rigide vers une fluidité, à partir d’un état de stabilité vers un processus évolutif »

 

Ces mots de Carl Rogers raisonnent dans notre monde moderne qui est fasciné par le mouvement. A ceux qui ne peuvent suivre le rythme, on leur reproche leur immobilisme. Mais bouger et même changer ne saurait être un but en soi, l’essentiel n’est pas d’avancer, mais bien évidemment de savoir où aller, de donner un sens à ce mouvement. Pour que le mouvement ait un sens, il faut qu’il soit orienté par un objectif déterminé. A défaut, le processus d’écoulement du temps restera imperceptible, comme si la fluidité se déversait dans une passoire. Il sera impossible de retenir un flux qui s’échappe dans des directions opposées. Ce flux dispersé ne produira pas son effet, aucun courant n’emportera les perceptions et sensations de permanence qui auront pu se construire chez le client par le phénomène de répétition de comportements limitants. Il se construira un sentiment de permanence qui se traduira par la persistance du problème. Le temps qui passe ne produira aucun effet novateur. Le temps qui passe ne changera rien, d’ailleurs comme si le temps ne passait plus.

Issu de la philosophie bouddhiste, le principe d'impermanence nous explique que rien n'est immuable ou éternel, que chaque chose tend à disparaître ou à changer, chaque phénomène n'est que transitoire et ne perdure pas. D’une manière un peu paradoxale, mais le coach doit être un habitué du paradoxe, il n'y a de constant que le changement. Dans une émission « Sagesses Bouddhistes » en 2017, le psychiatre Bruno André avait indiqué que « l'impermanence est un concept qui est valable pour toute chose, pour tout phénomène ou toute représentation qui finit par s'user, se détériorer et disparaître. Etant donné l'interdépendance, c'est à dire que tous les phénomènes interagissent, ils ne peuvent rester identiques ». Quelle que soit l'échelle de temps d'observation ou la dimension d'observation, le milieu de l’observation, entreprise, famille, chaque chose est nécessairement en constante mutation et en perpétuel changement.

Chez certains clients, ce sentiment de permanence va construire mais aussi entretenir le problème. Ils ne pourront plus redécouvrir l’impermanence sans le travail du coach qui va tenter de de bruler la photo de l’immobilisme en produisant du changement dans les perceptions du coaché. Ce changement surviendra non pas en travaillant sur la manière dont le problème s’est formé dans le passé, mais sur les solutions pour débloquer cette persistance qui s’oppose au principe naturel de l’impermanence. L’espace du constructionnisme social permettra de trouver les outils pour redonner de la fluidité au présent.

Cette idée de permanence, que le temps ne fait rien, cette sorte de fatalité sur laquelle on n’aurait pas de prise, est la conséquence de la construction mentale que le client se fait de sa réalité. Le coach va devoir faire sortir son client de cette sensation de permanence devenue incontrôlable et même souvent insupportable tant elle renvoie à son échec de sortir de cette de sa boucle d’impuissance, et tenter de modifier ses représentations du monde. Nous avons le langage pour cela et quelques outils. Notre tâche est de faire prendre sens à l’impermanence en cassant les certitudes ou les représentations ancrées chez le client. Il doit douter (le problème est-il si constant, si récurrent, si général – comment est-il perçu par les autres…), il doit prendre conscience d’une réalité ignorée ou imperceptible qui contredit déjà cette réalité (des exceptions existent à cette permanence), il faut le projeter dans un monde où cette permanence aura disparu, les effets que nous le poussons à observer dans cette situation, par exemple avec la question miracle, pourront être autovalidants.

Pour le client plaignant, comme l’était Bruno dans son coaching, le temps passait mais les difficultés perduraient, immuables, certaines se renforçaient même. L’échec des tentatives de solutions avec son employeur avant le coaching faisait même grandir le problème. Le client est alors tenté de penser que s’il ne parvient pas à résoudre son problème, c’est certainement que ce problème est encore plus grave que prévu.

Le client est certain, il a tout essayé, toutes ses tentatives pour trouver une solution ont échoué, pire encore, à chaque tentative pour trouver une issue il anticipe même un échec. Toute tentative infructueuse l’enferme dans son problème et ne fait que renforcer l’attente d’autres échecs, « toutes les tentatives de solutions sont dysfonctionnelles, il faut amener le client à changer sans qu’il s’en rende compte » (Watzlawick). Si ce n’est pas lui, ça sera forcément les autres qui font problème.

La Systémique

Philippe Pecastaing Octobre 2018 Née aux Etats Unis au début des années 50, connue…

Intellectuellement cette constatation peut être soulageante pour le client plaignant. Il peut avoir une réponse à défaut de solution. Il naviguera alors en toute quiétude dans le champs « les autres ». Néanmoins, qu’il soit le problème, ou que les autres soient le problème, une fois accepté cette construction face à la difficulté, l’effet d’autojustification se déploie. Le client croit savoir, croit avoir une solution. « Ce n’est pas tant ce que les gens ignorent qui cause de vrais problèmes, c’est tout ce qu’ils savent et qui n’est pas vrai » (Mark Twain).

Cette croyance bloque toute tentative de possibilité de cheminer vers une autre voie. La permanence du sentiment entraine le client dans une description du problème qui aurait été essoré de toute possibilité de résolution. De plus, par « l’effet de gel » tel que décrit par Joule et Beauvois dans leur « Petit Traité de Manipulation », le client adhérera à ce qui paraitra être sa décision et va se comporter conformément à elle : la décision prise quant au caractère irrésolvable de la difficulté va « geler » l’univers des autres options comportementales possibles et conduire la personne à rester sur sa décision. Le temps lui-même, et ses effets, sont pétrifiés par le client, souvent d’une manière inconsciente. Ce dernier serait pourtant susceptible de changer le contexte initial et ses interactions. Il entretient et alimente l’effet de permanence. La permanence devient une souffrance car elle entre en conflit avec le temps qui passe, elle devient le révélateur dynamique de l’échec, l’amplificateur d’une relation distordue avec ce temps qui ne nous fait plus oublier notre souffrance.

Comme le client n’est parfois même plus conscient que cette permanence du problème n’est qu’un sentiment, le mur est tellement haut et large que l’horizon est totalement obstrué. Heureusement, si le coach identifie les fondations de la construction du client, il peut alors œuvrer à la déconstruction en modifiant les interactions pour poser les bases d’un nouveau monde chez le client, d’une nouvelle réalité.

Ce principe philosophique, fondement du bouddhisme, est selon moi l’une des sources de l’accompagnement orienté solution. L’accompagnement « orienté problème » tel que développé au MRI de Palo Alto a une approche dite médicale. Schématiquement, comme en médecine, le coach cherche à poser un diagnostic sur le problème, à trouver sa cause, puis à appliquer le traitement adapté. Le client décrit le problème (quoi, comment, depuis quand) le coach évalue et analyse, puis ils mettent au point conjointement des interventions afin de traiter le problème, puis ils en évaluent les conséquences. Cette technique a très longtemps été considérée comme la clé de voute des interventions, même par De Shazer jusqu’à ce qu’il développe des techniques d’intervention orientée solution au milieu des années 1980 au BFTC de Milwaukee. Cette approche modèle médical avait l’inconvénient d’une part de postuler que le problème ne pouvait être résolu que si l’intervenant avait au préalable parfaitement compris et analysé le discours du client, induisant les risques d’erreurs d’interprétation propres à toute profession scientifique. Déterminer un symptôme, dans un tableau qui peut être complexe, était un prérequis pour une approche efficace. Le client pouvait ainsi attendre de l’accompagnant une posture de sachant, une connaissance scientifique, laquelle pouvait être fort différente d’un accompagnant à un autre. Enfin comme en médecine, le travail de l’accompagnant étant déterminé par le problème et les symptômes, le problème et la solution se trouvaient intimement liés. L’accompagnant travaillait sur le symptôme en espérant y trouver une solution (un problème = une causalité = des symptômes = un traitement), alors qu’en approche orientée solution nous substituons ce travail sur le symptôme au travail sur les solutions et nous raccourcissons la chaîne (un problème = des solutions).

Le principe d’impermanence sépare bien ces deux paradigmes approche problème/approche solution : dans le premier les symptômes vont être recherchés sur une situation passée, figée, dans le second les débuts de solutions vont être explorés et mis au travail avec le coaché dès la première rencontre. Nous traitons l'impermanence comme une chance et non pas une fatalité, même les effets les plus imperceptibles par le client de cette impermanence vont intégrer le champ du coaching. C’est l’infusion lente de notre travail entre les séances. Comme cela a été expliqué dans l’émission évoquée « Grâce à l'impermanence, tout est possible. La vie elle-même est possible. Si un grain de blé n'était pas impermanent, il ne pourrait se transformer en tige de blé. Et si la tige de blé n'était pas impermanente, elle ne pourrait jamais produire l'épi de blé que nous mangeons ». Culturellement, les clients ne sont pas habitués à ce type d’approche orienté solution. En entretien préliminaire, même si j’ai tenté une explication qui se voulait pédagogique de cette approche, lors de la première séance les clients restaient très attentifs et en demande de la pose d’un diagnostic : qu’est qu’il y a qui ne marche pas ? pourquoi moi ? qu’est que j’ai fait pour ne pas trouver de solutions ? qu’allez-vous faire pour que ça marche ? Cette attente me paraissait légitime.

Si l’impermanence permet d’expliquer que le changement d’une part est inévitable, d’autre part est le moteur de l’évolution du client, elle ne signifie pas pour autant qu’elle ne laisse pas de trace, autrement dit qu’elle n’est pas imprégnante, ni durable. Pour les bouddhistes, nous mémorisons nos actes au plus profond de notre esprit : toute action crée une trace appelée « karmique » qui est inconsciente mais qui s'imprime en nous. Cette imprégnation est une force qui influencera notre avenir. Cette trace restera sur le sable entre chaque séance dans le jardin de chaque client aux côtés de sa ligne du temps. Ainsi, cette ligne définissant l’impermanence sera enrichie de moments formant autant d’ancrages conscients ou inconscients : ce seront des étapes du travail du client que nous devrons questionner lors des séances. Ce sont les petits pas qu’il va effectuer et dont la taille n’est pas forcément proportionnelle à l’effet systémique produit. « Depuis notre dernière rencontre qu’est ce qui va mieux ou qui a changé ? »

Dans le bouddhisme, l’impermanence chemine parallèlement avec la notion que toutes les choses sont liées, chaque phénomène est le résultat de causes infinies et provoque des conséquences qui seront les causes d'autres phénomènes et ainsi de suite. On ne peut trouver de cause pure ou unique à un phénomène. L'interdépendance montre que toutes les choses ou phénomènes de ce monde sont liés entre eux et sont donc interdépendants. Impermanence et interdépendance sont donc plus que philosophiquement liées : elles sont dans le coaching orienté solution deux des trois principaux piliers, le troisième étant selon moi que le client détient sa solution. Un petit pas pour le coaché, un grand pas pour le coaching pourrait-on dire, souvent dans une direction imprévisible. Cette approche systémique dans le bouddhisme a devancé les travaux de Wiener, Bateson ou Von Bertalanffy d’environ 25 siècles.

Milton Erickson partait du postulat qu’il était inéluctable que des changements s’étaient opérés entre chaque séance notamment grâce à la technique de la suggestion et de la persuasion, et à sa communication injonctive. Si le client répondait par la négative, c’était qu’il n’avait pas pris conscience de ces changements, ce qui était d’ailleurs le meilleur moyen pour contourner ses résistances. Les interactions autour du client se construisant et se reconstruisant chaque jour, avec des données impermanentes, il est rare que le système ne se repositionne pas sur un nouvel équilibre rendant le problème un peu plus travaillable en changeant les perceptions du client.

Cette découverte de l’impermanence de soi ou des autres, que le coach tente de faire émerger, la mouvance des interactions entre les uns et les autres, nous permettent donc de travailler sur les constructions du client : c’est le travail du coaching orienté solution. Le travail sur l’impermanence implique un travail sur l’ici et maintenant, et sur l’après, rendant inutile si ce n’est inefficace un travail sur l’avant. « En partant de notre ignorance, nous effectuons des actions ayant un impact sur notre inconscient, nous conditionnons ainsi notre conscience, qui conditionne nos phénomènes mentaux, qui eux-mêmes conditionnent nos sens qui façonnent notre contact avec le monde, ce qui conditionne nos sensations qui conditionnent notre existence » Bruno André.